FRANÇOISE MONNIN ( * )
"Le Carnaval de L'existence"
VINGT-CINQ ANS DE PEINTURE
Les propos de l’artiste ont été recueillis dans son atelier, à Paris, entre 1995 et 2009.
Artiste contemporain? Peintre turc? Acteur de l’époque? Miroir de l’existence? Onay Akbas
est tout cela à la fois. Formé à la manière classique à Istanbul, au début des années 1980, il
s’est ensuite frotté à la modernité en vivant en France.
À partir de son enfance, de ses voyages, de sa curiosité, de son expérience, depuis vingt-cinq
ans il peint. Observateur privilégié de l’état du Monde, de la nature des relations humaines, il en
sublime le dynamisme, l’éclat, l’intensité; la part âpre, le caractére ridicule, la dimension fragile et
la permanence poétique, aussi.
Au fil des années, la palette d’Akbas s’est illuminée; le trait, simplifié; le propos,
conceptualisé. Les situations quotidiennes représentées par l’artiste ont fait la part de plus en
plus belle à une interrogation existentielle. Des premiè res toiles exposées en 1985, à Istanbul,
dans le quartier de Maltepe - le Montparnasse turc, jusqu'aux oeuvres qui naisent aujourd’hui à
Paris, et sont présentées à Berlin, à Zürich, à Istanbul ou à Séoul, le cheminement d'Akbas
apparaît cohérent.
Et, de la première à la dernière, chacune de ses peintures nous invite à la prudence, à la
souplesse, à la vigilance. Chacune d'entre elles nous promet, à ce prix, le plaisir, la fraicheur, la
liberté.
ORIGINES
"L'excès d'enfermement dans les origines conduit à une pratique artistique typiquement locale"
affirme l'artiste, qui voit dans le voyage un moyen de remettre en cause tout acquis. " Je ne suis pas
attaché à un endroit " dit-il. Et aussi que " L'origine n'est intéressante que lorsqu’lle aboutit à l’original ".
Certes, qui connaît Fatsa, la ville natale d’Akbas, située au bord de la Mer Noire, dans le Nord de la
Turquie, voit dans cette attitude une posture caractéristique des habitants de cette cité, historiquement
frondeuse et indépendante. De fait, le futur peintre a grandi là, entre un père imam, religieux,
intellectuel et républicain, et une mère attachée à la tere, sur laquelle fleurissaient les vergers de
noisetiers qui permettaient à la famille de vivre.
La pensée et la Nature ont en égale proportion nourri les enfants de la famille, qui ont vécu entre
des livres et des arbres, alternant les journées d’études avec les nuits en plein air. " Lorsque, dans la
montagne, nous dormions sur la récolte de noisettes, pour la protéger des animaux voleurs, je regardais
les étoiles. Je voulais aller les voir de près. Le ciel était si pur qu’on les sentait très proches ".
Onay voulait être cosmonaute. Ses dons pour le desin en décidèrent autrement. Il étudia donc la
sculpture et la photographie, la peinture, surtout. Parce qu’il la trouvait plus directe. " En peinture, il n’y
a pas de cérémonie ".
ENFANCE ET PARTAGE
"Partage? Survie! Le partage est essentiel ". Sans doute, naître dans une famille nombreuse- Akbas
a eu six frères et soeurs - permet de raisonner très tôt d’une manière collective. D’autant plus lorsque
le père disparaît. Akbas, le cinquième enfant, est alors âgé de neuf ans. La mère, elle, en a trente-trois.
" Perdre si tôt notre centre de gravité " n’a pas été chose facile et il a fallu beaucoup d’énergie, pour
vivre de la récolte et pour que chacun mène de solides études. Il a fallu de la débrouillardise et de la
solidarité.
Pas de droit à l’erreur. Bon élève, à dix ans Akbas décroche une bourse qui lui permet de suivre des
études en collège, puıs en lycée, six années durant. Certes il faut quıtter le nid familial, l’amour
maternel, la magie de la campagne et la complicité des animaux. Direction: Kastamonu, à trois cents
kilomètres d’Istanbul. La vie en internat est une autre forme de quotidien à plusieurs.
"Ma mère me manquait tellement".
Petit à petit, " être loin de la famille est devenu naturel". Les amis comblaient le manque
d’affection. La vie comme les rêves continuaient à être partagés. L’avenir s’envisageait naturellement à
plusieurs. La suite le prouvera. Akbas raisonne toujours d’une manière collective.
Sitôt installé à Istanbul, après ses études d’art et d’histoire de l’art à l’université, il participle, en
1985, à la constitution du grupe des Maltepe, qui adoptent le nom du quartier bon marché où vivent ces
jeunes gens, sur la rive asiatique du Bosphore. C’est à plusieurs qu’ils cherchent des petits boulots de
décorateur, des boutiques où installer leurs ateliers, des lieux où présenter leurs premières oeuvres. Ils
partagent le quotidien.
Ils sont une dizaine. “ Un groupe polymorphe, sans diktats ni manifestes ”. Ce qu’ils peignent alors
est encore très emprunt de leur formation académique. Akbas est un virtuose du clair-obscur. Il imagine,
dans une pénombre dorée, inspirée par l’ambiance des toiles de Caravage et de Rembrandt, des scénes
intimistes, habitées par quelques personnages calmes, quelques fruits mûrs ou animaux discrets. Une
tortue, une souris. Vendures à très bon marché, ces premières toiles trouvent preneurs. Une réputation
se met en marche.
À Paris durant les années qui suivent, toujours, exposer et réfléchir en groupe, partager aussi des
moments de détente, demeurent des constantes. Ainsi en 1991, lorsqu’il participe à la création du
groupe Le Chaînon Manquant. Là encore, les personnalités réunies sont fort différentes; les discussions,
par conséquent, vives. Mais dans les temps de réflexions partagés, durant les longues conversations à
propos du danger des influences, de l’importance des arts primitifs o udu traitement de l’espace en
peinture, l’artiste puise une énergie et une inspiration, lui permettant de formuler toujours plus
clairement ses choix.
Autre exemple: sa participation active, entre 1996 et 2004, au succés de MAC ( Manifestation d’Art
Contemporain ), un salon imaginé par l’artiste Concha Benedito; un concept original, fédérant une bonne
centaine de créateurs, exposant collectivement. Au sein de cette association, si Akbas se fait toujours
davantage connaître comme peintre, il n’a de cesse d’échanger et de partager avec les autres membres
des idées, des projets, voire, des collectionneurs et des galeries. L’artiste entraine même toute cette
équipe vers Istanbul et ses foires d’art contemporain.
“ Aujourd’hui, l’artiste est surtout solitaire mais il a plus que jamais besoin d’être au courant. On en
revient toujours au partage, ce Grand sac, où chacun met une part qui peut servir à tous. C’est la logique
de toute éducation, de toute culture”.
La peinture? “ Une thérapie vitale, saine et lucide; nécessaire au quotidien. Le moyen de poser des
questions, et de formuler des propositions, en créant un monde qui n’existe pas, ou qui existe mais qui
est bien caché, intime mais à identifier, et pourquoi pas à partager”.
Il faudrait encore énumérer toutes les expositions, consacrées aux artistes turcs en particulier,
qu’Akbas organise, à Paris notamment. “ Je partage presque tout, et cela me fait plaisir de faire bouger
quelque chose dans la vie de quelqu’un d’autre. Mais j’ai besoin que cela soit dans une logique
d’échanges. En matière d’art, entre artistes, plus on partage, plus on est riche” dit-il, paraphrasant l’un
de ses écrivains fétiches, Victor Hugo. Selon ce dernier, en effet. “ si l’esprit s’enrichit de ce qu’il reçoit,
le coeur s’enrichit de ce qu’il donne”.
“ Créer une famille c’est installer un ordre à soi, et de ce fait supportable”.Il ne faudrait pas oublier
non plus qu’Akbas, à son tour, fonde une famille, en épousant, en 1989, Emmanuelle, rencontrée à Paris
et dont il a bientôt deux enfants, Daphné et Théo.v
JEUNESSE ET INDÉPENDANCE
“ Ni Dieu, ni père au-dessus de soi”. Autonome très tôt, si Akbas aime le partage, il déteste la
hiérarchie. “Je n’ai jamais supporté ni leader, ni professeur, ni directeur, ni patron… L’art est un espace
libre qui permet d’exister en toute liberté d’entreprendre, de créer, de dire, de vivre”.
Il ne sera donc pas cosmonaute mais artiste. “J’ai découvert un autre espace, plus large encore: la
peinture. Un espace sans limites physiques”. Devenir professeur à Istanbul ?
Très peu pour lui ! Durant son service national, en 1987, il a certes enseigné le desin au lycée militaire
d’Izmir. Mais dès l’année suivant, il prend la route, en direction de Paris, capital de toutes les
modernités, si l’on en croit ce que disent les livres et les professeurs. Déguster la peinture de Van Gogh
à travers ses reproductions ne lui suffit plus. Ce qu’il veur, c’est l’approcher. La toucher.
“Paris, c’était la Mecque. Le bouillon de culture. Depuis le collège on étudiait Voltaire, Rousseau,
Victor Hugo, et aussi la Révolution Française, qui faisait sens dans le combat politique que nous menions
alors. Et encore la vie politique moderne. En arrivant à Paris, j’ai trouvé une société dans laquelle j’avais
déjà des points de repère. Je ne me sentais pas étranger”.
“Mets ton enfance dans ta poche et tire-toi”: ce titre, que donnera à un texte, qu’il rédigera à propos
d’Akbas, l’écrivain Sarioglu, originaire de Fatsa lui aussi, correspond exactement à ce que fait l’artiste en
1988. Son périple le mène en Italie, en Suisse, et finalement à Paris. Dans son sac, quelques couleurs et
quelques pinceaux. “ La seule chose dont je ne peux pas m’éloigner: la pratique de l’art. Voilà l’espace
où j eme trouve vraiment”.
“ L’art, j’aime cet espace qui efface les divisions”. L’enfant de Fatsa, sans père ni fortune, frappe aux
portes de la capitale française, et y entre, désormais anonyme. “ Celui qui a des origines est considéré
comme un Autre”. Les jeunes artistes sont là nombreux, alors, qui osent à nouveau pratiquer la peinture,
après de longues années durant lesquelles la mode était davantage au minimalimse, aux concepts. La
Notion d’expérimentation, liée à la définition de l’avant-garde, avait remisé la peinture dans la
catégorie des pratiques traditionnelles et par conséquent suspectes. Il était de bon ton, depuis les
années soixante, de travailler plutôt le texte, la performance, le film, ,à la rigueur la photographie; le
tout, à la lisière de l’invisible. En privilégiant le dire plutôt que le faire. Mais à la fin des années
quatre-vingts, sous l’influence des artistes allemands et britanniques en particulier, la peinture revient
sur le devant de la scène parisienne. Elle est multicolore, intuitive, expressionniste. On parle de
Figuration Libre. Akbas, dont la palette a déjà commencé à s’éclaircir, et les sujets, à se débrider,
participe au tourbillon ambiant. Encore trés structuré, les sujets de ses toiles se mettent à chatoyer,
leurs motifs, à vibrer.
Moins intimistes, les thèmes abordés mettent en scène des révolutionnaires, ou des apôtres, autant
d’allégories des démarches humanistes audacieuses, ambitieuses et visionnaires. La lumière essentielle
dans chacune de ces toiles. Elle demeure intérieure, paraît toujours filtrée, cultive pour un temps encore
une ambiance secrète.
“Profiter du moment sans se poser la question de l’avenir. Oser un métier matériellement
incertain”. Akbas s’accroche, rencontre ses premiers amis parisiens, installe son premier atelier dans une
cave. Pas d’argent pour acheter des toiles? Il travaille sur des panneaux de bois ou de carton, récupérés
dans les rues. Et plus les toiles s’alignent plus les figures représentées gagnent en expressivité.
Comme si la rage de réussir de l’artiste mettait les personnages figurés en colère.
Le jeune homme se rend à Auvers-sur-Oise, emprunte les pas de son héros, Van Gogh, scrute les
paysages au sein desquels le maître expressionniste a travaillé, va même se recueillir sur sa tombe.
Akbas sent qu’il appartient à la famille des peintres solarires. Il veut que ses toiles éclatent, parlent haut
et fort du Monde et de la complexité du fait d’être au Monde. Sa palette devient toujours plus intense,
sa ligne, davantage tourmentée.
ÉNERGIE ET CULTURE
“Tout cela était trés ordinaire. Il me fallait l’art pour sortir du commun”. Un an à peine après être arrivé
à Paris, Akbas expose, de très grands formats, qui tout aussitôt trouvent leurs premiers amateurs. Il a
vingt-cinq ans et le voilà déjà aux cimaises de galeries en quête de nouveauté, de spontanéité, de
fraîcheur, de peinture. Et cependant, plus que jamais l’artiste ressent le besoin de s’informer. “ La
culture est une nourriture et un filtre”.
“ La culture est un Grand sac, un Grand bouillon collectif, dans lequel chacun doit pouvoir puiser ce
qui lui convient”. Il arpente les musées et les galeries, dévore les bibliothèques, se passionne pour
d’autres sources que celles de la peinture classique. Il étudie les arts anciens du Monde, l’expression des
sculptures de Mésopotamie, le mystère des peintures d’Océanie, la puissance des céramiques de
l’Amérique précolombienne, etc.
Il se passionne également pour les graffitis et pour les jeunes artistes qui s’en inspirent, l’Américain
Basquiat, par exemple, qui vient de disparaître, à l’âge de vingt-huit ans, laissant nombre d’amateurs
d’art médusés par la lierté de sa manière instantanée, sauvage, de dire le monde, à l’aide de quelques
traits et de deux ou trois touches.
MÉMOIRE ET INSTINCT
“L’art est d’abord un voyage intérieur. Une expédition parmi les racines, donc. D’où l’on revient avec
un souffle unique, original “. À l’issue de ses visites de collections et d’expositions, de ses lectures de
manuels d’historie de l’art, loin de s’enfermer dans des homages aux oeuvres et aux artistes qu’il
apprécie, Akbas gagne en autonomie. “C’est certes plus difficile d’avoir des choses à dire lorsqu’on a une
grande mémoire. Quatre mille ans d’histoire de l’art, trente mille et plus si l’on s’en réfère aux grottes
préhistoriques, c’est lourd”.
Les toiles deviennent toujours plus expressives. Voire, expressionnistes. “ On dirait que ce jeune
artiste dont l’itinéraire est quelque peu semblable au mien,puisque nous sommes du même pays et du
même rêve, ne peint pas vraiment mais il explose”, dit l’écrivain Nedim Gürsel - dans la préface du
catalogue consacré aux oeuvres de l’artiste, publié en 1993 par la galerie Alkent Actuel Art à Istanbul.
“ Il a tant de choses à nous montrer, tant de souvenirs, d’émotion, de plaisir à nous faire partager.
La nouvelle figuration dont il se réclame convient parfaitement à son tempérament”.
La figure humaine, désormais et définitivement héroïne des scènes représentées, est libérée des
contraintes classiques. Brossées vivement, intuitivement, elle s’apparente formellement autant au
desin d’enfant qu’à l’univers des marionnettes, si cher à la culture ottomane.
S’il fallait trouver une filiation à cet univers, c’est sans conteste du côté du groupe Cobra, créé à Paris
en 1947, qu’il faudrait chercher. Ses membres, au sortir de la seconde guerre mondiale, inspirés par le
surréalisme, ont en effet révolutionné la peinture figurative, en revendiquant comme seules sources
d’inspiration l’art des enfants et celui des traditions populaires. “ L’artiste libre est un amateur
professionnel”, disait le plus pertinent d’entre eux, le Danois Asger Jorn. Et aussi, que “ nous pensons
d’abord qu’il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de
la vie où nous nous trouvons enfermés”. Et encore, que “ n’importe quel enfant avant la scolarisation est
plus capable d’utiliser les techniques modernes, afin de rendre homogéne et vivante une surface
imaginée, que tous les professionnels de la décoration”.
Akbas trace désormais des cernes énergiques, qui prennent la place du modelé traditionnel.
“Peut-être, mon caractère l’exigeait-il. Parce que j’aime vivre et rire. J’ai pris des distances avec
l’enseignement que j’avais reçu. La déformation a commencé, avec du punch, trés colorée, avec des
contours bien définis”. La toile prend une allure de vitrail. L’espace, qui n’est plus traité en trompe-
l’oeil,
se présente comme un plan de pure peinture, articulée seulement par les ruptures de couleurs
infiniment variées, les traces toniques du pinceau, l’épaisseur sensuelle de la matière. “ Socialement, il
s’agit peut être d’une revanche, cette manière que j’ai de renier la perspective classique. Ainsi, le
premier n’est plus le premier. Ainsi, le premier n’est plus le premier. Ainsi, moi, je ne suis plus celui qui
vient après”.
Au sein de cet espace, des êtres désarticulés s’agitent, se croisent, se bousculent, se cramponnent.
Ils semblent emportés par le souffle de la vie, surpris, fragiles. Innocents mais conscients.
Rappelant les origines rustiques de l’artiste, un Grand arbre ou un petit animal mêle parfois sa silhouette
au tourbillon orchestré. Évoquant le goût du peintre pour le théâtre, les rares accessoires représentés
symbolisent quant à eux les relations de pouvoir et la difficulté matérielle quotidienne. Un sceptre ou
une épée, une assiette video u un vêtement miteux. Il est question de rois déchus, de pauvreté
irrémédiable, de soleils couchants.
Akbas a trouvé ses héros. “ Les perdants, la majorité donc, ceux qui n’écrivent pas l’histoire.
Dommage, parce que leurs chefs d’oeuvres inconnus ne sont sûrement pas les mêmes que ceux des
gagnants. Les oubliés, voilà ceux qui m’intéressent”. Durant toutes les annés qui vont suivre, jusqu’à
aujourd’hui, ces mêmes personnages, anonymes, universels, vont évoluer dans leur allure. Ils n’en
demeureront pas moins les membres d’une seule et même tribu, chargée de témoigner des manières
dont l’existence humaine se déroule pour le plus grand nombre, perdu dans le fracas de l’époque
moderne.
JUSTICE ET POLITIQUE
“ Tout est politique, dans ma vie comme dans ma peinture. Il n’y a pas de frontière entre l’art et la vie, ce
pourquoi je porte les mêmes vêtements dans la rue et dans l’atelier. La politique peut rendre la vie
supportable, voire, confortable. La politique sert à cela. L’art c’est la même chose”. Si l’oeuvre d’Akbas
comporte des accents oniriques, des accords poétiques, ce qu’elle nous dit du monde actuel est très
concret. Et tandis que l’artiste accède à une reconnaissance toujours plus grande, exposant désormais
dans toute l’Europe et même au-delà, en Corée par exemple, sa manière de dire le corps et l’espace
devient plus géométrique.
En 1997, dans la préface d’un nouveau catalogue dde la galerie Alkent Actuel Art, le peintre et
écrivain Frédéric Amblard parle de “ silhouettes vigoureuses arrêtées dans la décomposition d’un espace
multicolore (…). La couleur, requise pour traduire la vie, transpose dans l’imaginaire les mouvements
d’une société sujette à critiques”. Voilà sept ans alors que l’artiste procéde par cycles thématiques. Le
premier, en 1990, était consacré aux Épouvantails.
Le deuxième, à partir de 1992, est tout entier habité par Le Monde Théâtre. Soit, l’interrogation du
fossé vertigineux existant entre les apparences, éphémères, et les réalités, incontournables.
Émouvants, les acteurs mis en scène ressemblent toujours plus à des marionnettes.
Leurs gros yeux ronds, leurs bouches cousues, leurs membres si raides qu’on les dirait de bois et leurs
grosses têtes imberbes conférent une expressivité ludique, une légèreté enfantine, à la gravité du
message. Chaque personnage semble se frayer, en dépit de l’adversité, un petit chemin ingénieux, se
ménageant, au passage, quelques câlins.
De même, la couleur chatoyante des différents pans, et leur animation à l’aide de motifs frais, tels
que des fleurs, des chiffres, des rayures ou des virgules, évacue tout risque de misérabilisme. Cette
oeuvre ne crie plus désormais, elle chante. Les paravents incarnant, dans les scènes imaginées, cette
manière particulière de ressentir le monde, d’en dénoncer les façades à défaut de pouvoir les
démonter,
contribuent à la simplification et à la géométrisation des images.
Tout comme les objets emblématiques représentés: Leur simplicité, leur géométrie, leurs facettes,
ne sont pas simplement décoratives. Tous évoquent des barrières ou des balises, des escabeaux ou des
brouettes. Des contraintes et des astuces.
“ Le fait de venir d’un milieu modeste, campagnard, le besoin de changer de situation, provoque un
intérêt pour la politique. Le rêve, l’utopie, pareillement. Et pour l’art. Pour moi, l’art est profondément
politique, depuis la révolution moderne, comme dit Baudelaire, l’art témoigne de liberté.
Il s’est émancipé des volontés des prêtres et des princes… Hélas, pour être récupéré par le capitalisme.
Ma peinture, si elle est esthétique et poétique, est aussi politique et philosophique, comme en
témoignent les titres de mes séries: Les Faux Prophètes, puis Les Marionnettistes, les Chasseurs de
Papillons, Jeux-Jouets-Pouvoir, La Mémoire et I’Instant, La Liberté, etc. Il me faut une raison pour
peindre”.
COMÉDIE ET POÉSIE
Parce que c’est sa mémoire qui le définit, tout homme n’est constitué que de fragments. C’est donc
tel un Arlequin qu’Akbas le peint désormais. Ses acteurs semblent faits de petits morceaux. Reconstruits
à partir de déconstructions. Désarticulés par les épreuves. Rapiécés. Allégories de la victime et de sa
résistance, ces êtres auxquels l’artiste done des regards intenses- “ ceux des pandas en captivité”- et des
bouches closes par un zig zag aux allures de couture, dressent toujours le même constat. Qu’il s’agisse de
clowns, de magiciens, de marionnettes, d’épouvantails ou de clochards, ou encore de chasseurs de
papillons ou même d’une certaine souris, prise au piège, dans une toile de 1983 déjà: toujours il est
question du drame de ceux que l’ordre menace d’écraser. Et des astuces, des maquillages, des cabrioles,
permettant l’évasion.
“Les gens tombent dans la tragicomédie quand ils commencent à porter des masques. Rester simple
n’est pas difficile. Mais le besoin de porter des masques, illusion de protection, est permanent”.
La peinture d’Akbas le rappelle et ce faisant, simultanément, s’en attriste et s’en amuse. Puisque nous
sommes tous des guignols, le devoir du peintre est, en l’état, de nous sublimer. Agissant en poéte, il
enchante le constat. “ J’aime ne pas dire les choses directement. Il faut être plus fin. Plus détourné.
Ne pas laisser la proposition esthétique se laiser contaminer par le message. Il doit demeurer en retrait,
ne pas envahir. Je me méfie du simplisme”.
Les années passant, Akbas multiplie les variations. Les accessoires qu’il met en scéne autour de ses
héros- caméra de télévision, trophée de chasse, podium de jeux olympiques, chevalet, etc.- symbolisent
encore et toujours la mémoire, l’effort et la manipulation. L’artiste invente au fur et à mesure d’autres
maniéres de faire vibrer les plans; en multipliant, par exemple, les petites touches polychromes; en
superposant des couches de peinture, dans lesquels il ménage des manques, afin que transparaissent,
au dessus, les dessous; en acoquinant sur un même pinceau plusieurs tons; etc.
Les curieux paupières, mentons, coudes et genoux des êtres dessinés, parés de rectangles ou
d’ovales, font songer à des pièces de couture - le métier de la belle- famille de l’artiste - ou encore à des
pansements de pharmacie. Les hommes comme les lieux dont il est question ici sont moulus, éprouvés.
Mais rabibochés. On dirait même que c’est grâce à ces curieuses et nombreuses rustines, agissant
comme des tuteurs, solidaires les unes des autres, que la tere et l’air tiennent l’un à l’autre dans de teles
images. Les architectures alentour, pareillement. “ Notre monde est impitoyable envers les innocents. Il
hache menu tout ce qu’il ne peut faire entrer dans l’une des cases définies par le pouvoir en place,
l’ordre établi”.
En peignant ainsi, Akbas s’inscrit dans la tradition d’Edgar Degas qui brossait l’animalité des
danseuses, d’Henri de Toulouse-Lautrec, rempli de tendresse à l’égard des clowns et des prostituées, de
Pablo Picasso, épris de sympathie pour les ivrognes. Contrepoints aux Temps Modernes, les oeuvres de
ceux-là signifiaient déjà, à l’aube du XXe siècle, qu’en marge de tout progrès économique, la horde des
rêveurs survit douloureusement. Mais intensément. Voire, avec le sourire. Akbas le sait. Lui et ses
meilleurs amis en font partie.
DURÉE ET RENOUVEAU
“Je suis guidé par le monde que j’ai créé et qui me pousse”. Cette peinture, appréciée depuis vingt
ans pour l’éclat de ses couleurs, la luminosité de ses ambiances, le dynamisme de ses compositions et la
poésie de ses sujets, aurait pu se muer en style. Fidélité des collectionneurs, estime des artistes, intérêt
des galeries et respect des journalistes, rien ne manquait !
Inscrit dans une histoire de la modernité, allant de l’Expressionnisme à la Figuration Libre en passant
par l’Art Brut, Akbas plaisait. Beaucoup de spectateurs s’identifiaient aux personnages qui peuplaient
ses toiles. J’écrivais, dans le catalogue publié par la galerie Alkent Actuel Art en 1998, que “pour
survivre, ici, aujourd’hui, il faut louvoyer entre les accidents et manipuler les illusions. Tel est le
message de tous ces Akbassiens et de toutes ces Akbassiennes, éperdument lumineux”.
Qu’à cela ne tienne, l’aventure était loin d’être terminée. “ Je suis connecté à mon temps. Mes
instincts sont guidés par la préoccupation du jour. Mais je ne réagis jamais sur le champ. Je ne suis pas la
mode. Je suis cérébral. Mais sauvage, plutôt qu’instinctif. Je subis une poussée. Je ne songe pas à l’effet
que va produire l’accord de couleurs que je construis. Je prends des risques. Une poésie sauvage, brute,
pas taillée, me pousse alors. Au commencement d’une oeuvre je suis plus poète que technicien.
Sensible. Je dessine. J’ébauche. Le desin est primordial. Je ne sais pas encore ce qui va sortir. J’attends la
surprise. J’ai juste une petite idée de ce que je vais faire. Et puis l’idée est là. J’attaque alors la toile et la
couleur, en étant plus tout à fait nu et dépourvu. Je tourne pendant quelques années autour d’un même
thème. La situation de la toile petit à petit me renvoie des messages. Rien n’est préétabli. Les choses se
définissent au fur et à mesure, dans la communication avec la toile”. L’aventure continue.
“ L’instinct, c’est l’essence de la poésie. Ma première raison de peindre. Mais rien n’est déconnecté,
révolutionnaire. L’historie de l’art est là, derrière. Il faut en passer par elle, comme on va en cuisine.
Comme on cherche des mots. Il faut faire coopérer l’état d’âme brut, animal, avec l’aide, pas du métier
mais du langage, qui se développe, techniquement. Parfois la coopération ne fonctionne pas. C’est
douloureux. L’état premier n’est pas toujours prêt à coopérer ”.
“ Je suis contre l’ordre imposé mais pour l’ordre intérieur ” dit encore Akbas. “ J’aime rencontrer le
hasard mais le faire ensuite plier, le faire obéir. Je suis un enfant gâté de l’histoire de l’art. Je n’en suis
jamais très loin. Je ne révolutionne rien. J’essaie seulement de metre mes pattes. J’ajoute, j’enlève. Il
n’y a pas de rupture entre l’histoire de l’art et moi. J’ai les taches des expressionnistes, les couleurs des
fauves, les compositions des classiques. Même leur nombre d’or. J’aime conserver cet aspect. Je suis
dans le lâché contrôlé. Parce que la force incontrôlée n’est pas la force”. Le travail se poursuit.
“ Je ne fais pas la révolution. Petit à petit, je me rends compte que ce qui m’attire, c’est de ne
conserver que le squelette des formes”. A l’aube de l’an 2000, le monochrome tente l’artiste. Des
touches de couleur blanche provoquent des tourbillons graphiques parmi les plages colorées des
compositions, peu à peu envahies par une pâleur inédite, irréelle. “ Je veux aller plus loin. Ma peinture
est comme moi, elle vit. Je prends le risque de concevoir des tondos et des diptyques. Tout cela pour
faire mieux sortir ce qui est en moi. Il ne faut pas avoir peur d’être de plus en plus personel, si l’on veut
être de plus en plus reconnu”.
OPTIMISME ET INACHÈVEMENT
Une même composition, durant les premières années du XXIe siècle, est traitée sur deux toiles d’un
même format, l’une multicolore, l’autre, concentrée sur les lignes de la composition seulement, et
traitée de manière monochrome. De cette manière, tel un photographe qui présenterait une même
épreuve en négatif et en positif, l’artiste nous invite, une fois encore, mais d’une façon différente, à
nous méfier des apparences, à prendre en compte leurs dessous. La nouvelle série s’institule L’Instant et
La Mémoire. Ces toiles font moins la part belle au le masque qu’à ce qu’il dissimule, traditionnellement.
Les êtres représentés n’ont rien perdu de leurs caractéristiques, toujours plus synthétisées.
Il s’agit encore de “ marionnettes, de figures dirigées par des énergies, sans force autonome, incapables
d’être debout seul. Si on les abandone, elles tombent”. Dans les huis clos au sein desquels elles
continuent à ouvrir de grands yeux, quelques nouveaux accessoires - symbolisant toujours l’abandon ou
la manipulation - surgissent. Mannequin de couturière, hygiaphone, hamac. “ Fascinant et théâtral jeu de
rôles qu’est notre monde”… L’espace demeure théâtral, cloisonné et chatoyant, mais paraît plus sobre,
éthéré presque.
Agaçante, cette nouvelle manière de donner à voir en double mais de manière différente privilégie
la réflexion. “ La mémoire est sans couleur. J’ai voulu à partir d’une même scène évoquer l’instant et le
souvenir, interroger la question du passé, de la trace”. Ainsi Akbas pose-t-il une représentation
désormais classique et une interrogation plus moderne. “ Au fond de moi j’adore l’harmonie, la paix.
Tout en sachant que l’art se nourrit de tensions fatigantes, de contradictions”.
Ces paires de tableux, dans leur structure même cette fois, incarnent les notions de confrontation et
de différence; lesquelles ont toujours constitué la moëlle de la manière et de la raison de peindre
d’Akbas. Les scènes qu’il a toujours représentées? Des face à face, essentiellement. Beaucoup
d’hommes à femmes, de mères à enfants, de peintres à modèles, de dirigeants à dirigés. Les espaces au
sein desquels ces scénes se déroulaient? Des côtes à côte, immanquablement; incarnés par des jeux de
pans aux motifs et aux couleurs différents, assemblés bord à bord sans jamais se fondre l’un dans l’autre.
Tout, dans cet univers, évoque le côtoiement sans rencontre, l’intimité sans pénétration. La solitude.
Même évidence en ce qui concerne les accessoires dessinés, miroirs, caméras, costumes ou
mannequins: tout dans cet oeuvre s’articule depuis toujours autour de la question du face à face; du
double; du même et de l’autre; de l’identité et de l’altérité.
C’est parce qu’elle n’est pas la vie que la peinture permet d’envisager la vie. C’est parce qu’il n’est
pas moi que celui que je croise m’enrichit. C’est parce qu’Istanbul possède une rive européenne et une
rive asiatique que cette ville incarne si admirablement lef ait que le Monde, c’est des mondes.
Lorsqu’Akbas entame la nouvelle série des Inachevés, en 2007, il unit sur une même toile les deux
manières distinguées jusqu’alors en deux toiles, dans la série La Mémoire et L’Instant, juxtaposées en
diptyques. L’une, au sein de l’autre, entrouvre une étrange trappe. “ La part inachevée, pas colorée, du
tableau, permet d’en montrer l’élaboration. Et lutte, avec la surface aboutie ailleurs. Je cherchais déjà
cette tension quand je mettais un rouge à côte d’un vert”.
La surface colorée de la peinture, allégorie de l’épiderme, est ainsi par endroit absente. Le vertige se
faufile ainsi au coeur d’une seule et même composition; captant le spectateur, invité à imaginer ce qui
manque en place de cette respiration. La partie inachevée sollicite l’oeil, le retient captif, le charge
d’imaginer la part absente. “ Le spectateur a son mot à dire”, tel un enfant face à un album de coloriage.
Le point final lui appartient.
L’inachèvement: un grand pan de la modernité, en peinture, lui fait la part belle. Songez un instant
aux toiles du Britannique Turner, volontairement bâties avec une allure d’esquisse afin de provoquer
une sensation fugitive. Pensez aux aquarelles du Français Cézanne, faisant la part belle à la blancheur du
papier, afin que la lumière s’y accroche, décuplant l’impression insantanée et miraculeuse de toute
vision. Le fameux théoricien de la modernité, Marcel Duchamp, quant à lui, ne proclamait-il pas dès le
début du XXe siècle que “ c’est le spectateur qui fait le tableau”? Et avant lui, le philosophe allemand
Friedrich Nietzsche, dont Akbas aime lire les pages, n’affirmait-il pas déjà que “ l’homme est inachevé”?
La plus récente série de toiles d’Akbas interroge à son tour l’illusionnisme de toute perception. La
subjectivité de toute image.
“Tout continue et les vérités d’aujourd’hui ne sont pas celles de demain. Il n’y a donc aucune raison
de donner un sens défini aux événements qui se produisent”. Peintre de la comédie humaine, Akbas est
aussi celui de la relativité de la condition humaine.
( * ) FRANÇOISE MONNIN------- Historienne d’art diplômée de la Sorbonne, Françoise Monnin est l’auteur
de nombreux ouvrages sur l’art des XXe et XXIe siècles. Elle enseigne à la FEMIS ( Paris ).
Critique d’art et grand reporter, elle signe actuellement des articles dans Connaissance des Arts, La Gazette
de l’Hôtel Drouot, Artension, Azart, etc. Commissaire d’expositions, elle a créé en 2000 le festival d’arts
actuels L’Automne des Transis ( Bar-le-Duc) et appartient aux comités du salon MACParis et de la Triennale
de Sculpture Actuelle de Poznan (Pologne).