Onay Akbaş, chercheur d’autre
    
     Que cherche Akbas? Sa peinture, appréciée depuis vingt ans pour l’éclat de ses couleurs, la
luminosité de ses ambiances, le dynamisme de ses compositions et la poésie de ses sujets, aurait
pu se commuer en style, il y a dix ans. Fidélité des collectionneurs, estime des artistes, intérêt des
galeries et respect des journalistes, rien ne manquait ! Inscrit dans une histoire de la modernité,
allant de l’Expressionnisme à la Figuration Libre en passant par l’Art Brut, Akbas plaisait. Beaucoup
s’identifiaient aux personnages qui peuplaient ses toiles. J’écrivais alors : « Parce que c’est sa
mémoire qui le définit, tout homme n'est constitué que de fragments. Voilà ce qu'Akbas souligne
lorsqu'il peint les scènes de genre modernes dont il a fait sa spécialité. Leurs acteurs semblent
cassés en petits morceaux. Désarticulés par les épreuves. Rapiécés.
     Allégories de la victime, ces êtres auxquels il donne des regards de pandas en captivité, des
costumes d’Arlequin, des bouches cousues, font tous le même constat. Séries du cirque, des
marionnettes, des horloges, des épouvantails, des clochards ou des chasseurs de papillons, et
même souris prise au piège (dans une toile de 1983 déjà), toutes évoquent le drame de ceux que la
discipline écrase. Mise en scène, simultanément, de formes de lucidité et de gestes d’impuissance,
l’oeuvre d’Akbas dénonce le danger que représente tout système pour les poètes ».

    Les êtres représentés aujourd’hui n’ont rien perdu de leurs caractéristiques, toutefois
synthétisées. Il s’agit encore de « marionnettes, de figures dirigées par des énergies, sans force
autonome, incapables d’être debout seul. Si on les abandonne, elles tombent», confirme Akbas.
Dans les huis clos au sein desquels elles continuent à ouvrir de grands yeux, quelques nouveaux
accessoires (symbolisant toujours l’abandon ou la manipulation) ont surgi. Mannequin de couturière,
hygiaphone, hamac... « Fascinant et théâtral jeu de rôles qu’est notre monde», soupire et sourit
l’artiste... L’espace qu’il représente demeure théâtral, cloisonné et chatoyant, mais paraît plus sobre,
aéré presque.

    Et surtout, depuis cinq ans, ces marionnettes ont-elles prise place dans des panneaux
composés en diptyques. D’un côté, la scène, typiquement « Akbassienne » ; de l’autre, la même
scène, le même jeu de lignes, mais d’où toute couleur a disparu au profit d’un ton monochrome. Les
motifs animant les surfaces laissent la place à une seule et même animation, constituée de traces
de pinceau nerveuses, en ton sur ton. "Je ne fais pas la révolution. Petit à petit, je me rends compte
que ce qui m'attire, c'est de ne conserver que le squelette des formes. Je veux aller plus loin".
Intellectuellement agaçante, cette nouvelle manière de donner à voir en double mais de manière
différente privilégie la réflexion. « La mémoire est sans couleur. J’ai voulu à partir d’une même
scène évoquer l’instant et le souvenir, interroger la question du passé, de la trace». Ainsi Akbas
pose-t-il une représentation classique et une interrogation moderne.
Dédoubler n’est pas répéter. « Ce sont des essais », dit-il, à propos de ces paires de tableaux qui
dans leur structure même incarnent les notions de confrontation et de différence ; lesquelles ont
toujours constitué la moëlle de sa manière et de sa raison de peindre. Les scènes représentées ?
Des face à face, toujours ! Beaucoup d’hommes à femmes, de mères à enfants, de modèles à
peintres... Les espaces au sein desquels ces scènes se déroulent? Des côtes à côte,
innmanquablement, incarnés par des jeux de pans aux motifs et aux couleurs différents assemblés
bord à bord sans jamais se métamorphoser l’un en l’autre ! Même évidence en ce qui concerne les
quelques accessoires dessinés, qu’il s’agisse de miroirs, de caméras, de costumes ou de
mannequins : tout dans cette œuvre s’articule autour de la question du double ; du même et de
l’autre ; de l’identité et de l’altérité. C’est parce qu’elle n’est pas la vie que la peinture permet
d’envisager la vie. C’est parce qu’il n’est pas moi que celui qui me fait face m’enrichit. C’est parce
qu’Istanbul posède une rive européenne et une rive asiatique que cette ville où Akbas a fait ses
études, à l’école des beaux-arts, est magique.

Françoise Monnin, Paris, mars 2005.
Les propos de l’artiste ont été recueillis entre 1998 et 2005.