Mehmet Basutçu, Nathalie Galesne
Onay Akbas "J’ai deux amours, mon pays et Paris…"

Onay Akbas La vaste pièce, dans laquelle Onay Akbaş peint, donne sur une sorte de cour où d’autres ateliers
sont regroupés. La partie privée où il vit avec sa famille se développe à l’arrière. C’est côté cour pour l’art, côté
jardin secret pour l’espace intime. Dans l’atelier, des toiles encore vierges attendent d’être peintes. Cette
suspension plane, blanche et vide des cadres a quelque chose de fascinant. A l’inverse, d’autres toiles
immenses trônent sur le mur de gauche dans tout l’éclat de leur achèvement.
Il y a de la déconstruction dans la peinture de Onay Akbaş : déconstruction de mythes, de figures, de thèmes,
de formes, de volumes pris dans un tourbillon de couleurs qu’un sujet impertinent aurait jeté en pâture sur la
toile pour intercepter, dérouter, provoquer le regard.
«Toiles kaléidoscopique: des prismes disloquent une image qu’ils ouvrent au mental…Akbaş se livre à un jeu
méticuleux où les inventions lumineuses ont appris leur liberté, et où le savoir-faire raccommode les
éclatements. Fulgurante, fugace et patiente: telle est l’action picturale dans l’atelier…», écrit Frédéric Amblard
dans l’album que le peintre vient de nous offrir.
Un don qui accompagne celui des paroles qui, à présent, se libère non loin des créatures géométriques d’Onay
Akbaş.
Comment s’est passée votre rencontre avec la France?
A l’école des Beaux-Arts en Turquie, on nous enseignait que la France était en quelque sorte La Mecque des
artistes. Les esprits étaient très imprégnés par cet imaginaire français. Il faut dire que les grandes écoles
artistiques ou scientifiques se trouvaient alors en France. Et puis, Picasso, les autres grands peintres, c’est en
France qu’ils avaient créé, non? J’ai été moi aussi bombardé par la France, pas seulement celle de la peinture,
mais aussi celle de Voltaire, des Encyclopédistes, des Lumières, celle de la Révolution française, de Hugo, des
communards…
Cette image est-elle aujourd’hui caduque?
Paris, c’était pour moi un passage obligatoire, bien sûr j’ai appris ensuite que le vrai voyage c’est en soi-même
qu’on le fait. Donc, je me suis trouvé tout simplement, et je suis sur le chemin du retour, d’un retour intérieur.
Ceci étant dit, Paris reste un carrefour, il n’y a pas un peintre au monde qui ne rêve de venir un jour à Paris. Ici
autour de moi, il y a énormément d’artistes étrangers, mon voisin est argentin, en face il y a un chinois, à côté
un Polonais …
La Mecque s’est-elle réduite à un mythe décevant?
Non, La Mecque c’était pour moi de me laisser illuminer. Les deux premières années, j’ai vraiment été sous le
choc de ce que je découvrais. Et puis après c’est l’habitude, les alibis qui m’ont poussé à rester. Le confort
aussi. Cet atelier par exemple, c’est une chance extraordinaire de l’avoir obtenu. Si vous pensez qu’il y a
environ 15.000 artistes professionnels dans la capitale, vous pouvez imaginer les sélections et les commissions
qu’il a fallues passer pour avoir ce lieu.
Si vous étiez resté en Turquie, vous ne peindriez sans doute pas de la même manière. Quelle
incidence cet éloignement a eu sur votre peinture?
Ma peinture me ressemble, elle ressemble à la vie que je mène ici à Paris. Pour moi l’art, c’est une proposition,
une recréation, une transformation, car on crée toujours à partir de quelque chose, à partir d’une mémoire. Il ne
peut jamais y avoir de création au dessus de tout, ou alors elle s’applique à une divinité, quelque soit son nom.
Pour recréer, il faut descendre au fond de son propre puits. En fait, je suis étranger à moi-même mais je me
cherche, et je trouve petit à petit l’autre qui est en moi en transformant ma peinture. C’est quand je suis arrivé
en France que j’ai vraiment pu comprendre et connaître ma propre culture. Par exemple, c’est en France que j’ai
vraiment pris conscience du personnage politique que représentait Atatürk.
Comment se passe aujourd’hui cet aller-retour culturel entre Paris et Istanbul?
On me demande souvent ce que cela signifie d’être un artiste turc à Paris. Franchement, j’ai beaucoup de
difficultés à comprendre cette question et à me représenter comme un artiste turc. Cela ne veut pas dire grand-
chose pour moi. Maintenant dans cette ville, j’ai mes habitudes, j’y ai fait mes enfants, elle fait partie de moi. Je
vis et je travaille à Paris, mais j’ai un projet intéressant à Istanbul. Celui de créer un espace artistique où je
pourrais également exposer mes œuvres, de manière permanente afin de permettre à ma peinture de continuer
à vivre après ma mort.
Evoquer sa propre mort quand on a passé depuis peu la quarantaine, c’est un peu étrange non?
Les artistes ont l’ego plus développé que les gens ordinaires. Ils ont peur de la mort, cette peur est universelle
mais elle prend chez eux une dimension particulière. Ils essaient de vaincre cette peur en devenant atemporels.
Ils veulent témoigner du présent et s’inscrire dans l’avenir, participer de cet avenir dont ils ne savent encore rien.
Comment définiriez-vous votre peinture?
J’ai du mal à me qualifier. Pour parler de mon travail, il faudrait que je sois détaché de ma peinture, de ce que je
produis, or j’en suis incapable. Disons que je me situe en dehors des écoles et des «ismes». J’aime la couleur
et l’inspiration primitive. J’ai eu plusieurs périodes : une période baroque, puis impressionniste avec une
attirance très forte pour la nature. J’ai été expressionniste, j’aimais jouer avec la brutalité des couleurs. Ensuite,
je suis passé par une figuration nouvelle liée à la bédé. Mais celle-ci nie la troisième dimension, n’intègre pas
l’espace, ce qui est à l’inverse très important dans ma peinture. En fait, il y a beaucoup de choses qui sont
entrées dans mes toiles, et beaucoup qui en sont sorties. Au bout de 25 ans de vie artistique, on a tendance à
vouloir alléger son bagage en simplifiant au maximum son expression.
Comment voyez-vous les relations entre la Turquie et l’Europe?
Il y a deux types d’Europe: une Europe des idées et des valeurs et une Europe géographique, pour moi c’est la
première qui compte. Je suis né dans un village au bord de la mer noire en pleine guerre froide, où une autre
guerre secrète avait lieu qui opposait les ultranationalistes et l’extrême gauche à laquelle j’appartenais, et pour
laquelle mon frère a perdu la vie.
Malgré ces conflits intérieurs, la Turquie était engagée avec l’OTAN dans la guerre froide, elle a même combattu
en Corée où j’ai un oncle qui a été blessé. La Turquie a donc fait à l’époque d’énormes sacrifices pour être aux
cotés de l’Occident et ses valeurs. En effet, avoir un million de soldats à nourrir était au dessus de ses moyens,
du moins ce sont des ressources qui n’ont pas été investies dans l’éducation, la santé, le bien-être de ses
citoyens. Or depuis qu’est-il advenu ? Alors que la Turquie avait servi à faire tampon, à protéger le flanc sud de
l’Europe de l’URSS, bon nombre des pays de l’ancien bloc de l’Est font désormais partie de l’Europe tandis que
la Turquie non. Ce n’est pas vraiment la meilleure manière de nous remercier pour nos bons et loyaux services.
Ceci étant dit, je me sens européen, et je pense qu’il faut institutionnaliser au plus vite les relations entre
l’Europe et la Turquie.